Se déplacer à vélo avec style et confort : la garde-robe des pionnières vers plus de liberté
Nathalie, cycliste-urbaine et amoureuse de l’artisanat & du design, nous raconte l’histoire des pionnières qui ont fait évoluer la garde-robe des femmes pour plus de liberté de mouvement à la fin du XIXe siècle. Vous y reconnaitrez une figure qui nous inspire beaucoup au quotidien dans nos créations : Lady Harberton.
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Plongeons au milieu du XIXe siècle. Destination : l’Angleterre. Un vent d’émancipation se lève. Les contours d’une femme nouvelle se dessinent.
Autre événement historique : la démocratisation de la bicyclette. Sa pratique provoque l’engouement. Seulement, la mode féminine conventionnelle s’avère totalement inadaptée. Les corsets compriment et les jupes volumineuses entravent. Une réforme vestimentaire s’impose, au risque pour les femmes d’être privées de vélo.
Un changement radical de la garde-robe s’engage et trouve dans le développement du cyclisme une voie de diffusion. Non sans résistance, on s’en doute.
Remontons le temps pour comprendre les enjeux de cette quête de style et de confort à vélo à travers la mode des pionnières à la rencontre d’une figure de proue de la réforme : Lady Harberton. Et jetons un œil dans les penderies à la découverte de vêtements inventés par des femmes pour les femmes.
Conquête du vélo et émancipation vestimentaire : contribution d’une femme engagée, Lady Harberton
Plantons le décor. Au milieu du XIXe siècle, l’Angleterre est en plein essor. La révolution industrielle entraîne de profondes transformations. Les temps changent. Dans les classes moyennes et supérieures, la conception d’une femme nouvelle, en forme physique, voire sportive, émerge. Mais ce phénomène se heurte à un obstacle massif : les normes vestimentaires. La mode féminine entrave les mouvements.
Petit aperçu de la garde-robe conventionnelle :
- Les corsets contraignent la respiration, compriment la cage thoracique, déplacent les organes internes avec des effets néfastes à long terme. Ils réduisent les capacités de mouvements et tendent à déformer la silhouette naturelle.
- Les crinolines volumineuses se démodent. Mais les longues jupes encombrantes demeurent la norme imposée.
Lady Harberton habillée de ses knickerbockers
L’audacieuse Lady Harberton (1843-1911)
1861 : Florence Wallace Legge, fille d’un riche propriétaire terrien, épouse James Spencer Pomeroy et hérite du titre de Viscountess Harberton. Membre de l’élite, la jeune Lady n’en est pas moins de son époque. D’un temps qui montre des signes de mutations profondes.
Sa vie durant, elle militera pour une réforme vestimentaire respectueuse de la santé des femmes, de leur forme physique et de leur liberté de mouvement. Non sans obstacles : les conservateurs seront hostiles aux changements, à l’évolution des normes sociales vers une plus grande liberté.
Dans Reasons for reform in dress publié en 1884, la Vicomtesse détaille ses arguments. En voici la teneur avec l’exemple des jupes longues : elles sont la cause de nombreux accidents absurdes. La reine Victoria ne se serait-elle pas foulé la cheville en marchant sur sa robe ? Et combien de femmes blessées en tentant de courir ou en montant dans les trains ou les voitures ? En plus du risque encouru, il est impossible de les maintenir propres, tant elles balayent au passage la poussière et la saleté. Sans compter la fatigue physique générée à chaque pas. Deux fois plus d’énergie comparés aux hommes.
Ses actions relèvent du militantisme du fait des résistances multiples auxquelles elle doit faire face. Lors d’une conférence, elle conteste les propos d’un médecin jugeant les réformes vestimentaires inutiles, car selon lui, les femmes ne peuvent « en aucun cas marcher aussi vite ni aussi loin que les hommes ». Elle critique également la docilité féminine : « Il n’est pas étonnant que les femmes soient considérées comme des nourrissons perpétuels, puisqu’elles s’entravent (…) volontairement de la tête aux pieds avec les habits que les marchands de vêtements leur proposent. »
The Rational Dress Society : l’engagement de Lady Harberton
1881 : avec Mme E. M. King, Lady Harberton fonde à Londres la Rational Dress Society, organisation inspirée d’un modèle similaire existant aux États-Unis.
Voici un résumé des premiers articles du règlement :
La société promeut l’adoption, selon le goût et la convenance de chacun, d’un style vestimentaire basé sur des considérations de santé, de confort et de beauté. Elle désapprouve les changements de mode qui ne vont pas dans ce sens.
Les modalités d’action sont précisées : l’association s’efforce de promouvoir ses objectifs en organisant des réunions, en diffusant de la publicité, des brochures ou des dépliants, et en élaborant des patrons de vêtements approuvés par le comité.
Son but ? Sensibiliser aux dangers des tenues féminines conventionnelles et proposer des alternatives confortables. La Rational Dress Society ne se contente pas de militer. Ses membres s’adonnent au stylisme en concevant de nouveaux modèles. Bénéficiant de soutiens multiples, la société contribue à faire bouger les lignes en Angleterre et au-delà, en faveur d’un mouvement vers plus d’égalité hommes / femmes. Un détail intéressant, le comité consultatif est constitué de deux femmes médecins combatives au parcours remarquable : Frances Elizabeth Hoggan et Agnes McLaren.
Fervente cycliste, Lady Harberton milite pour une tenue adaptée et élégante
En 1870, rares sont les femmes des classes moyenne ou supérieure autorisées à se promener non accompagnées. Cependant, l’ambiance des rues change progressivement. Deux décennies plus tard, de plus en plus de femmes célibataires se déplacent seules dans les espaces publics ou dans les transports en commun. De même, celles qui cèdent à l’engouement pour le vélo en dépit des moqueries ou des controverses.
Figurez-vous que le vélo au féminin inquiète. Sa pratique est jugée inappropriée, voire inconvenante et vulgaire. La médecine s’en mêle : la pratique du vélo pourrait endommager les organes génitaux. Le risque est encore plus grand lorsque cyclisme et port du pantalon sont cumulés.
Cycliste passionnée, Lady Harberton promeut l’usage de la bicyclette pour tous et encourage ses congénères à adopter ce moyen de transport pour leurs déplacements et leurs loisirs.
Un événement aurait marqué les esprits : l’achat par la reine Victoria de vélos pour ses filles. Dès les années 1890, de plus en plus de femmes des milieux privilégiés, conscientes de son potentiel libérateur, s’emparent de la petite reine, et portent ostensiblement les vêtements adaptés à sa pratique : les habits dits « rationnels » inspirés de la Rational Dress Society. D’abord passe-temps masculin, le vélo devient progressivement acceptable pour les femmes. Parallèlement, leur conception se perfectionne pour plus de sécurité. L’invention du vélo et l’engouement qu’il suscite agissent comme le catalyseur d’une tendance en marche : l’avènement d’une femme nouvelle, plus émancipée.
De Lady Harberton à Lady Harberton : le design thinking et le vélo en commun
Lucile Hamoignon, fondatrice de la marque Lady Harberton, rend hommage à la Vicomtesse en ces termes : « Comme Lady Harberton, nous mettons un point d’honneur à penser les créations pour toutes les personnes qui veulent rester libres de leurs mouvements ». Parmi les articles en vente sur le site, les sacs messenger illustrent cette manière de penser le design à partir des usages : pratiques à vélo et élégants en toutes circonstances.
Lucile Hamoignon poursuit son hommage ainsi :
« Sans le savoir, elle (Lady Harberton) fait partie des personnes qui ont contribué à poser les bases d’une démarche de création que l’on appelle aujourd’hui le design thinking ou le design centré sur l’utilisateur ».
Voici les quelques principes qui guident la démarche de Lady Harberton au sein de la Rational Dress Society :
- Les besoins des utilisatrices sont déterminants.
- La conception consiste prioritairement à résoudre les problèmes en lien avec ces besoins.
- Des prototypes sont réalisés.
- Les modèles réalisés sont expérimentés et améliorés.
- Lady Harberton procédait d’ailleurs au test de ses créations puisqu’elle pratiquait le vélo dans les tenues qu’elle avait elle-même créées.
Cette méthode présente de grandes similarités avec celle théorisée plus tard sous la désignation de design thinking ou de design centré sur l’utilisateur.
Les tenues dites « rationnelles » respectaient les contraintes suivantes :
- assurer le confort (absence de pression et de contraintes sur le corps, réduction du poids) ;
- permettre la liberté de mouvement ;
- créer des modèles compatibles avec la pratique du cyclisme.
- Le tout sans s’éloigner des goûts de l’époque.
Envie d’en savoir plus sur l’origine des sacs messenger ? À lire ici un article sur le métier de coursier à vélo.
Style et confort à vélo : la mode des pionnières en trois pièces iconiques
Les tenues dites « rationnelles » comprennent une déclinaison de pièces plus ou moins tolérées :
- les culottes bouffantes portées sous des jupes courtes ou bloomer ;
- la « bifurcated skirt », sorte de jupe-culotte longue ;
- les knickerbockers, modèle qui se rapproche du pantalon, alors exclusivement masculin.
Les revendeurs étant rares, une grande partie des vêtements était conçue et confectionnée par les porteuses elles-mêmes. La confection des modèles par l’industrie textile commence dans les années 1890.
Petit d’horizon de trois pièces iconiques.
Le bloomer d’Amelia Jenks Bloomer et de Libby Miller : les inspiratrices
Traversons l’Atlantique. En 1849 se tient à Seneca Falls (New York) la première convention des droits de la femme. Différents thèmes sont abordés dont la nécessité d’une réforme vestimentaire : on juge que le moment est venu de simplifier la mode féminine coûteuse et inappropriée au mode de vie contemporain : la moindre robe nécessite 20 à 30 mètres linéaire de tissu. Une des participantes fonde le Lily, premier journal détenu et dirigé par une femme. Son nom : Amelia Jenks Bloomer
Les premières réformatrices s’appliquent à mettre en pratique leur revendication, abandonnant le corset et le laçage serré de la mode féminine traditionnelle. Elizabeth Smith Miller – alias Libby Miller – avocate proche du mouvement des droits des femmes, conçoit et confectionne une tenue adaptée au jardinage et aux activités physiques. Cet ensemble comprend deux pièces : un pantalon bouffant jusqu’à la cheville porté sous une jupe courte peu volumineuse.
Enthousiaste, Amelia Jenks Bloomer adopte l’ensemble et le popularise dans un article publié dans le Lily, soulevant immédiatement la controverse. Le pantalon, symbole de la domination masculine, même porté sous une jupe, provoque instantanément la risée mondiale. Dans la presse populaire, l’ensemble ridiculisé prend rapidement le nom de la journaliste en dépit de ses protestations pour rétablir la vérité sur son origine. Rien n’y fait. Le bloomer est né.
Exemple d’un Bloomer
The bifurcated skirt
Le bloomer marque l’histoire de la mode en ouvrant une boîte de Pandore : la réforme irréversible de la mode féminine vers plus de simplicité et de liberté de mouvement. Mais il ne fait pas recette en Angleterre. Caricaturé, le bloomer ne parvient pas à s’y imposer. The bifurcated skirt ou « jupe bifurquée ou divisée » sera d’ailleurs privilégiée par la Rational Dress Society.
Ces jupes cachent astucieusement ce qu’elles sont : des pantalons conçus de manière à maintenir l’illusion de la jupe longue et volumineuse conforme aux normes. On attribue ici ou là son invention à la vicomtesse Harberton. Dès les années 1890, des coupons de ces jupes, dites d’équitation ou de cyclisme, sont disponibles à la vente. Elles étaient généralement accompagnées de chemisiers amples, de vestes ou de capes, de guêtres et de chaussures plates.
Certains modèles avec panneau amovible s’avèrent particulièrement ingénieux : mobile, le pan de tissu se boutonne sur le devant pour couvrir la fente : le vêtement ressemble alors à une jupe. Replié latéralement et boutonné sur la ceinture, les jambes sont séparées pour le cyclisme.
Exemple d’une “bifurcated skirt” – H. Luey bicycle habit patent drawing, 1895. US National Archives
Les knickerbockers de Lady Harberton
1898 : une femme entre dans l’hôtel Hautboy à Ockham et se voit expulsée pour le port d’une tenue inappropriée. La propriétaire de l’hôtel ne sait pas qu’elle vient de s’opposer à la vicomtesse Florence Wallace Harberton.
L’objet du scandale ? Une paire de knickerbockers — culottes bouffantes serrées sous les genoux — Les jupes bifurquées sont désormais tolérées. En revanche, le port ce qui ressemble de près ou de loin à une paire de pantalons provoque la controverse pour quelques années encore.
Exemple de patron de “knickerbockers” – Superlative system of cutting ladies garments By Chas J. Stone , 1897
En 1893, Teresa “Tessie” Reynolds (1876 – 1954) établit le record de l’aller-retour Brighton-Londres à bicyclette (176 km en 8 heures et demie). On admire la prouesse sportive.
Largement médiatisé, son exploit marque une étape historique en ce qui concerne les droits de la femme. Pourquoi ?
- La jeune sportive de 16 ans a roulé sur un vélo de sécurité conçu pour la vitesse et équipé pour la course, strictement interdit aux femmes.
- Sa sœur lui avait confectionné son costume de cycliste rationnel composé de knickerbockers et d’une longue veste cintrée à la taille.
Le journal Bicycling News fait mention d’une tenue « convenable et gracieuse ». Tout un symbole.
Tessie Reynolds
Le cas Londonderry : une pionnière du cyclisme qui troqua sa jupe pour un bloomer
1894 : Annie Londonderry, 24 ans et mère de trois enfants, décide de faire le tour du monde en bicyclette. Sans préparation sportive aucune. Elle ne sait d’ailleurs pas rouler à vélo.
Sa devise : « Une femme peut faire tout ce dont un homme est capable ».
Son tour du monde durera 15 mois dont une partie en bateau et en train. Le déroulement de son voyage atteste du génie marketing de l’aventurière puisqu’il intègre :
- la recherche de sponsors ;
- les conférences publiques tout au long du circuit ;
- la construction de récits émaillés d’exploits invérifiables : attaques de bandits, mésaventure avec des animaux sauvages, situations rocambolesques…
- le port d’un revolver, objet qui attise les imaginaires.
Se rendant compte des difficultés, Annie décide de changer ses équipements en début de voyage. Elle troque son vélo pour femme de 20 kg contre un vélo d’homme plus léger. Elle échange sa jupe longue conventionnelle contre un bloomer. Au vu de cette femme ainsi vêtue et musclée par l’effort, un journal français évoque alors une créature hors norme, ni homme ni femme.
Selon Peter Zheutlin, biographe, son exploit confirme les mots prononcés en 1886 par Suzan B. Anthony, militante américaine : « La bicyclette a fait plus pour l’émancipation des femmes que n’importe quelle chose au monde ». Voilà ce qui restera dans nos mémoires concernant Annie Londonderry, en plus de la reconnaissance d’une détermination hors du commun : son objectif inavoué visait prioritairement la monétisation de son exploit pour améliorer les conditions de vie de toute sa famille.
Annie Londonderry troque sa jupe pour un bloomer
Après ce petit voyage dans le temps, on saisit mieux ce que ces femmes de la fin de XIXe siècle, intrépides et créatives, nous ont légué. Lady Harberton, cycliste et précurseur du design thinking avant l’heure, a particulièrement de quoi inspirer d’aujourd’hui.
S’il nous était donné de poursuivre ce périple jusqu’à nos jours, nous croiserions, par exemple, le chemin de Gabrielle Chanel, puis celui de Yves Saint Laurent. Leur motivation commune ? Être au service des femmes de leur temps. Et la même conviction chevillée au corps : on peut changer un peu de notre monde vers plus de liberté en renouvelant la garde-robe à l’encontre des conventions admises.
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Cet article a été proposé et rédigé par Nathalie Carton Lou, fan de Lady Harberton et de tout de ce qu’elle représente, elle est cycliste en ville, ancienne architecte devenue rédactrice web qui aime partager ses passions autour du design, de la mode et l’artisanat.
Sources utilisées pour rédiger cet article :
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CAMPBELL WARNER Patricia. Part One: The Influence of Fashion. Chapter 6, Bicycling and the Bloomer [en ligne]. Disponible sur : https://scholarworks.umass.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1007&context=umpress_wtg (consulté le 24 septembre 2024).
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https://archive.org/details/superlativesyste00ston/page/70/mode/2up?view=theater
MOURGUES Elsa. Annie Londonderry, première femme à avoir fait le tour du monde à vélo [vidéo en ligne]. France CULTURE, 28 novembre 2022, durée. 4 min 33. Disponible sur : https://www.radiofrance.fr/franceculture/annie-londonderry-premiere-femme-a-avoir-fait-le-tour-du-monde-a-velo-6235369 (consulté le 24 septembre 2024).
WESTON THOMAS Pauline. Rational Dress Reform, Victorian Bloomers and Cycling Costumes [en ligne]. Disponible sur : https://www.fashion-era.com/fashion-history/victorians/victorian-bloomers (consulté le 24 septembre 2024).
Sur le thème du design :
https://www.cairn.info/revue-i2d-information-donnees-et-documents-2017-1-page-28.htm
https://www.cairn.info/revue-i2d-information-donnees-et-documents-2017-1-page-32.htm?1=1&DocId=430846&hits=1420%2B1419%2B1415%2B1414%2B1412%2B1380%2B1372%2B1371%2B5%2B4%2B2%2B&contenu=article
Sources Images
Bloomer : https://springfieldmuseums.org/collections/item/the-bloomer-costume-nathaniel-currier/
Bifurkated skirt : https://catalog.archives.gov/id/245004023?objectPage=45
Knickerbockers : https://archive.org/details/superlativesyste00ston/page/72/mode/2up?view=theater
Tessie Reynolds : https://en.wikipedia.org/wiki/Tessie_Reynolds
Annie Londonderry : https://www.radiofrance.fr/franceculture/annie-londonderry-premiere-femme-a-avoir-fait-le-tour-du-monde-a-velo-6235369
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